Journal du Net > Management >  La voie de la fortune : Michel Pinçon (CNRS)
INTERVIEW
 
03/06/2005

Michel Pinçon (CNRS)
On leur apprend à être des héritiers

Culture de l'excellence, argent et réseaux de connaissances : les grandes fortunes françaises forment un tissu solide et puissant où l'on n'entre pas facilement.
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Interview : Michel Pinçon
Familles Bettencourt, Rothschild, Mulliez... Ils ont construit de véritables empires, sont riches et puissants, connus du grand public et des professionnels, fascinent la société. Les grandes fortunes de France ne se sont pourtant pas faites en un jour et s'entretiennent sur fond de relations sociales incessantes. Qui sont les riches aujourd'hui ? D'où viennent-ils ? Comment se caractérise leur population ? L'analyse du sociologue Michel Pinçon qui observe depuis une vingtaine d'année avec sa femme Monique Pinçon-Charlot les élites sociales.

Qui sont les riches aujourd'hui en France ? Comment se définit cette catégorie sociale ?
Michel Pinçon. Il existe trois catégories de riches. La première regroupe les héritiers comme par exemple Ernest-Antoine Seillière. La seconde, les hommes d'affaires tels que Jean-Marc Lech, le patron de l'institut de sondage Ipsos, ou encore Pierre Belon à la tête de Sodexho. Enfin, il y a ceux qui ont des qualités personnelles exceptionnelles c'est-à-dire les sportifs, artistes ou bien les gens de la télévision.

Qu'est-ce qui les différencie ? Comment décririez-vous la catégorie la plus importante, celle des héritiers ?
La culture de chacun est différente, notamment au sujet de la transmission du patrimoine familial de génération en génération. Cette transmission est une véritable tradition familiale pour la première catégorie, celle des héritiers.

Qu'en est-il des personnes qui ont construit leur fortune eux-mêmes ?
Pour les gens issus des affaires, les nouveaux patrons, ils aident le plus souvent leurs enfants à avancer dans la vie mais ne leur transmettent pas forcément l'entreprise qu'ils ont pu fonder ou développer. La tradition patrimoniale est loin d'être prédominante et l'entreprise doit avant tout être prise en charge par des personnes compétentes. Dans le cas de Pierre Bellon, c'est un peu différent. Il a travaillé très tôt dans l'entreprise paternelle et est par conséquent sensible à l'idée de transmission. Il a volontairement entamé une démarche de transmission auprès de ses enfants, leur inculquant les compétences nécessaires aux hommes d'affaires via, entre autres, des stages avec le directeur financier de son entreprise.

Contrairement peut-être aux deux premières catégories, la fortune des sportifs ou des artistes n'est-elle pas éphémère ?
Oui, certainement. Ils sont capables de faire fortune très rapidement. Une fortune matérielle entièrement liée à leur personne et qui pose le problème de la transmission en l'absence de position sociale. Personne ne peut prédire si leurs enfants auront les mêmes talents.


Bourgeoisie et noblesse fusionnent"

Qu'est-ce qui peut assurer aux familles que les héritiers seront à la hauteur ?
Vous savez, on leur apprend à être des héritiers et à ne pas dilapider le patrimoine pour ensuite le transmettre, à ne pas étaler leur fortune. Ils sont responsabilisés très jeunes. Ils apprennent aussi à se percevoir comme les représentants de la lignée et pas en tant qu'individu. Ils sont dépositaires d'un patrimoine, en charge de le transmettre.

Mais d'où viennent ces familles ? Noblesse et bourgeoisie se sont-elles mélangées avec le temps ?
Ces familles sont effectivement d'origine noble. Une noblesse en grande partie reconvertie dans l'industrie ou la banque après la Restauration, et d'où émane cette notion de dynastie, de transmission du nom et du patrimoine. Mais aujourd'hui bourgeoisie et noblesse se confondent beaucoup et ont d'ailleurs largement fusionné. Une étude effectuée à partir du Botin mondain, qui a été créé en 1903, démontre cette mixité et l'augmentation des mariages mixtes dans les familles. La moitié des familles de la grande bourgeoisie sont mixtes. Par exemple, Ernest-Antoine Seillière est issu du côté paternel d'une noblesse récente et d'une noblesse d'ancien régime du coté des Wandel. Yves Guéna qui, fait partie de la même famille, n'est pas noble.

Cette mixité répond-elle à un besoin particulier ?
Les grandes fortunes ont une exigence de transmission. Or la noblesse possède les pratiques les plus rodées pour assurer la continuité, sachant que le nom de la lignée reste la richesse la plus importante à leurs yeux. On observe aujourd'hui une nouvelle noblesse, celle de l'argent, comme pour les Taittinger qui s'illustrent dans le champagne et qui sont d'origine bourgeoise.


Le pouvoir de chacun se nourrit de celui des autres"

Quel est le pouvoir de ces grandes familles, de ces grandes fortunes ?
On l'a vu, le nom est très important. L'identité maintient une position dominante dans la société. Les riches ont des privilèges, du temps pour se cultiver et entretenir leur corps et leur image, s'instruire. Cela transfigure la personnalité même et donne une impression d'exception perçue finalement comme qualité personnelle. Concrètement tout ceci influence la pratique de la cooptation dans les conseils d'administration, les cercles et les clubs.

Vous insinuez que la véritable richesse de ces grandes familles est sociale...
Tout à fait. Il y a différentes formes de richesse. La première est matérielle. La seconde est culturelle : les gens fréquentent opéras, vernissages, ventes aux enchères... La troisième est sociale via les relations, les clubs ou les réseaux. Une association comme le cercle Interallié a connu au sein de son "grand conseil" des personnalités aussi diverses qu'Edouard Balladur, Monsieur François Ceyrac du CNPF (Ndlr : Conseil national du patronat Français), le Général de Boissieu gendre du Général de Gaulle, un membre de la famille Giscard d'Estaing, des membres du Sénat... Le pouvoir de chacun se nourrit de celui des autres. C'est la clé de compréhension de l'énorme activité sociale qui règne dans ce milieu. Très jeunes, les héritiers prennent l'habitude de côtoyer les plus grands. Cela marque la manière dont ils se perçoivent eux-mêmes et leur avenir. Dans l'école primaire de la rue de la Ferme à Neuilly, il est courant que les parents viennent présenter leur travail aux enfants. Quelle image les enfants ont-ils alors des métiers, à part celle d'être plus tard PDG ou directeur comme leur parents ?

Néanmoins, n'y a-t-il pas des héritiers qui refusent de suivre le chemin qu'y leur est tracé et qui dérogent à la règle ?
Si, bien sûr. Soit les héritiers gèrent leur patrimoine, soit ils sont rentiers et exercent un autre métier. Dans la famille Rothschild on trouve des savants et même une danseuse classique. Ils peuvent faire ce qu'ils veulent dans n'importe quel domaine, mais il importe d'y être à un haut niveau. Et d'ailleurs, les membres d'une famille qui sont connus en dehors des affaires renforcent le prestige du nom.


40.000 familles nucléaires tiennent l'économie"

Vous évoquez essentiellement les héritiers de grandes familles. Est-ce le même schéma pour les fortunes récemment issues du monde des affaires ?
Ceux qui ont réussi dans les affaires ont amassé une fortune professionnelle, mais ni sociale ni culturelle. Ce qui leur pose problème pour se hisser dans un milieu où l'excellence émane de la personne. C'est pourquoi Bernard Arnault ou François Pinault montrent une telle importance envers la culture et y consacrent beaucoup d'investissements. C'est donner un vernis culturel à l'argent, une certaine patine, voire des lettres de noblesse. Pour le prestige social, nul besoin d'être très riche.

Aujourd'hui, à combien estimez-vous le nombre de familles tenant dans leurs mains l'économie française ?
Environ 40.000 familles nucléaires. C'est-à-dire beaucoup moins en termes de groupes familiaux. La famille Michelin au sens large comptent une dizaine de familles nucléaires. Ces familles ont un pouvoir économique important car elles exigent une rentabilité de leur capital. On observe un phénomène de financiarisation de la richesse, le capital industriel devient un capital financier. En ce qui concerne les Wandel, le château qui domine l'usine offrait un rapport direct avec leur richesse quand la famille en était propriétaire. Aujourd'hui, ils n'en sont plus propriétaires, mais exercent leur pouvoir à travers la holding. Cela a des conséquences sur le rapport à la fortune qui se fait de plus en plus invisible, mais aussi sur la conscience que l'on peut avoir de la réalité du capitalisme. Les grandes familles sont toujours propriétaires des entreprises mais ne les dirigent plus directement comme peut le faire un PDG. Elles n'en perdent pas pour autant leur pouvoir.

Parcours

Sociologues au CNRS, au laboratoire Cultures et sociétés urbaines, Michel Pinçon et son épouse Monique Pinçon-Charlot travaillent depuis une vingtaine d'années sur la grande bourgeoisie et les élites sociales. Ils se sont intéressés aux dynasties, bourgeoises ou nobles, dans leur livre Grandes fortunes (Payot, 1998), aux nouveaux entrants dans le monde de la richesse au travers de Nouveaux patrons, nouvelles dynasties (Calmann-Lévy, 1999) et aux loisirs des familles fortunées dans La chasse à courre (Payot, 2003). Une synthèse de leurs travaux a été publiée sous le titre Sociologie de la bourgeoisie (La Découverte, 2003). A travers ces différents éclairages, leur ambition est de construire une anthropologie de la haute société française contemporaine.



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