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ENQUETE
 
24/11/2004

"Bonjour Paresse", le phénomène
L'envers d'un succès

L'ouvrage de Corinne Maier dresse un constat sombre sur les rapports entreprise-salariés, sans proposer de remède.
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Interview
"Le travail est un sujet tabou",
Corinne Maier

"Dieu sait pourquoi, l'opinion et les médias s'intéressent toujours en priorité à ceux qui crachent dans la soupe. Fort de cette logique, Bonjour Paresse, qui crache dans la soupe de l'entreprise, m'apportera-t-il le succès ? Allez savoir...", écrivait Corinne Maier dans son ouvrage. Et Bonjour Paresse lui apporta le succès.

EDF et les médias lui ont donné, il est vrai, un gros coup de main. En juillet dernier, l'entreprise publique l'a menacée de licenciement pour avoir écrit ce livre. Médias et syndicats s'en sont alors indignés, dénonçant l'atteinte à la liberté d'expression. La médiatisation était en marche. Le livre, qui aurait très bien pu passer inaperçu, a dès lors bénéficié d'une énorme campagne de promotion.

Cette passe d'armes suffit-elle à expliquer la vente de 200.000 exemplaires ? Certainement pas. Bonjour Paresse a trouvé un public, personne ne peut aujourd'hui le nier. L'ouvrage, qui divise le monde du travail, traduirait donc un phénomène bien plus profond, une sorte de désenchantement global des cadres. Car dans son livre, Corinne Maier dénonce l'absurdité du fonctionnement de l'entreprise et du travail. Et face à ce constat, elle prône une attitude simple et terrible : la paresse, la fameuse philosophie de "l'exit" que Albert O. Hirschman développait déjà dans Exit, voice, loyalty (cf. encadré ci-dessous).

Loyauté, désengagement ou prise de parole
"Exit, voice, loyalty" de Albert O. Hirschman, a été publié en 1970 aux Etats-Unis. Il a été traduit en français sous le titre de "Défection et prise de parole". Il distingue trois modes de coopération ou de non coopération :
- Loyalty : la loyauté envers l'organisation
- Exit : la défection ou désengagement
- Voice : la prise de parole ou protestation collective.

Au-delà du culte de la paresse, le succès du livre tendrait à prouver que l'économiste d'EDF dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. En ce sens, Bonjour Paresse servirait même d'exutoire. "Corinne Maier offre un regard perspicace sur notre époque. Le succès de son livre est un signe des temps", note ainsi Michel Maric, économiste chercheur à l'université Paris I. "Ce livre touche ceux qui souffrent au travail, ceux qui ont le sentiment d'être manipulés ou frustrés", confirme pour sa part Eric Albert, psychiatre, consultant et fondateur de l'Ifas (l'Institut français d'action sur le stress).

Reste une question, essentielle : pourquoi les cadres ressentent-ils aujourd'hui, à tort ou à raison, un tel mal-être ? "Le rêve américain promettait aux Européens de sortir de leur condition s'ils travaillaient bien, répond Michel Maric. Du coup, depuis une vingtaine d'années, les méthodes sont plus individualisantes. On demande aux cadres de s'impliquer d'avantage, d'intérioriser les objectifs." Or cette exigence de l'entreprise, qui attend aujourd'hui plus que du travail, serait in fine violente et stressante pour les salariés, "d'autant plus que l'entreprise considère les individus comme interchangeables".

Le salaire et la position hiérarchique résultent désormais d'un savoir-être"

Michel Maric, économiste

Pour beaucoup d'observateurs du monde professionnel, cette évolution s'est même répercutée dans les modes de management. "Nous sommes passés d'un management élaboré sur les qualifications à un management élaboré sur les compétences, qui sont pour beaucoup des valeurs plus subjectives, poursuit Michel Maric. Suivant ce principe, le salaire et la position hiérarchique résultent désormais d'un savoir-être qui demande une implication totale du salarié." Face à ce savoir-être, Bonjour Paresse prône pour sa part le bien-être absolu.

Et pendant que la recherche de l'implication totale s'accentue, la société cultive, elle, l'individualisme à outrance, tout comme les entreprises, et une nouvelle quête de la qualité de vie. Des valeurs qui placent, une fois de plus, les cadres dans une situation complexe, voire fragile. "Corinne Maier, dont l'action est solitaire, est à sa manière une représentante de l'hyper-individualisme, lance Eric Albert. Or cette hyper-individualisme est l'un des maux actuels dont est victime l'univers professionnel. Il crée un rapport de force entre l'entreprise et le collaborateur très favorable à l'entreprise, faute d'esprit collectif chez les salariés."

Sur la nouvelle quête de la qualité de vie, les cadres se retrouvent enfermés dans une autre impasse, celle de la frustation. La réduction du temps de travail a contribué à faire évoluer l'image du travail dans la vie des salariés. Mais la réalité du rythme professionnel est souvent bien différente. "Lors de la mise en place des 35 heures, on a dit haut et fort que le travail ne devait plus être au centre de la vie, poursuit Eric Albert. Quatre ans plus tard, les salariés ont donc du mal à trouver un équilibre qui leur permette de prendre du plaisir à travailler."

Corinne Maier n'apporte aucun élément pour s'en sortir"

Eric Albert, psychiatre

Si le constat dressé par Corinne Maier est plus ou moins accepté, voire partagé, la solution qu'elle propose dans son ouvrage, à savoir la paresse, l'est nettement moins. "Corinne Maier n'apporte aucun élément pour s'en sortir, en dehors du cas d'EDF. Toute personne adoptant son attitude dans une entreprise privée se fera licencier", prévient Eric Albert. Même son de cloche pour Michel Maric : "D'après Hirschman, le désengagement est la réponse la moins payante. Elle conduit à l'implosion. C'est la solution la plus douloureuse pour l'individu."

Alors que faire ? Eric Albert, auteur de Pourquoi j'irais travailler, estime qu'il est urgent de définir un autre cadre relationnel dans l'entreprise permettant d'aboutir à un meilleur équilibre entre l'entreprise et le salarié. "Au plan individuel, chacun peut par exemple trouver de l'intérêt dans son travail, et s'y investir. On a beaucoup plus de choix qu'on voudrait bien le dire." Reste que cette attitude est plus aisée pour les cadres supérieurs, ceux-mêmes qui définissent les règles du jeu.

Interview
"Le travail est un sujet tabou",
Corinne Maier

Dernier recours, la voice d'Hirschman, la protestation collective. Une attitude que n'exclut pas Corinne Maier. "Demain, je mènerai peut-être une action collective", dit-elle (lire l'interview). Une petite phrase qui laisse penser qu'elle n'est peut-être pas tout à fait sûre d'avoir choisi la bonne réponse. Une seule certitude : elle croit en ce qu'elle dénonce.

Le livre

"Bonjour Paresse, de l'art et de la nécessité d'en faire le moins possible" est édité aux Editions Michalon. Depuis sa sortie fin avril 2004, plus de 200 000 exemplaires ont été vendus. Une vingtaine de cessions à l'international ont été signées, notamment en Espagne (sortie fin novembre 2004), en Italie, en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, au Japon, en Corée, au Brésil, au Portugal, en Pologne, aux Pays-Bas, en Croatie...

  
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