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EXPERT
 
27/07/2005

Denis Failly (consultant marketing)
Le principe de segmentation marketing a-t-il encore un sens ?

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Du macroscosme au "mésocosme" client
A l'instar de la physique qui par changement d'échelle ajuste sa focale, du regard "macro" (le macroscope, le visible) au "micro" (l'invisible, au cœur du noyau atomique) la segmentation marketing suit un processus métaphoriquement comparable. Il s'agit de découper son marché, sa population de client pour descendre du global au local.

Le graal, la particule élémentaire du marketeur serait de pouvoir décortiquer chaque individu-client (profil, actions, intentions…) pour agir en réel mode one to one. Devant l'impossibilité matérielle et financièrement non rentable d'une telle démarche, sur des volumes de plus en plus énormes de clients, la limite plancher d'agrégation est bien souvent le segment (niveau intermédiaire "méso" qui serait à l'image du regard au niveau moléculaire du scientifique).

Identifiable, manipulable, exploitable (nécessité d'un minimum d'individus par segments) la segmentation permet ainsi de créer des répartitions, des groupes d'individus de telle manière que les unités au sein d'un même groupe soient les plus semblables (homogénéité intra) entre elles et les plus dissemblables d'un groupe à l'autre (hétérogénéité inter). A partir de ce principe de base, moult méthodes intégrées dans des applications CRM et datamining permettent via la statistique classique ou des algorithmes plus avancés (application CRM et datamining…) de "partitionner" ses clients.

Divisez sans relier n'est pas connaître
La pratique de la segmentation nous rappelle étrangement un des principes de la rhétorique cartésienne pour laquelle l'analyse (1) consiste à découper l'objet d'étude en autant de parties élémentaires séparées les unes des autres pour avoir connaissance du tout. On constate déjà dans ce principe la volonté de disjoindre et de cloisonner (non transversalité).

En analyse de base de données, le marketing fait donc appel pour décider et agir à des méthodes de découpage, de compartimentation issues de sciences "académiques" dites exactes. On peut donc s'interroger à l'heure d'une rhétorique marketing qui se prétend hautement relationnelle, sur la légitimité d'un quantitativisme qui, utilisé à l'excès, réduirait de fait le "sujet-client" à un seul objet de dénombrement. Ce réductionnisme ampute naturellement la connaissance du client dans sa constitution multidimensionnelle, sa définition complexe et psychosociologique.

Un marketing en recomposition
Ce constat est d'ailleurs à rapprocher des pratiques alternatives du marketing (street marketing, marketing expérientiel, intermédiation C to C…) qui est à la mesure de l'insensibilisation croissante des clients et notamment des plus jeunes aux "mécaniques" classiques de marketing et de communication. Ce "néo" marketing à visage humain (H to H : human to human) en émergence devient "in vivo" en se recentrant sur la vie réelle, le mouvement, l'affect, l'émotion, le sens.

L'assise scientifique d'une connaissance
D'Aristote à Auguste Comte en passant par Descartes nous gardons ancré en nous l'héritage (formatage ?) des critères de la scientificité d'une connaissance : - Hypothèse ontologique : les phénomènes connaissables ont une réalité extérieure à l'observateur
- Hypothèse déterministe : principe de causalité et invariance des lois auxquels sont assujettis les phénomènes
- Réductionnisme : diviser en autant de parties qu'il se peut
- Principe de raison suffisante (logique déductive) : exemple du syllogisme qui fonde une conclusion sur deux propositions posées comme vraies (tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel).

Ces oukases de la scientificité ne sont plus gravés dans le marbre, au vu de l'évolution de certaines sciences (physique quantique, sciences du chaos et des systèmes non linéaires et complexes…). Mais les sciences dites de gestion, par nécessité d'être reconnues dans l'arbre "reconnaissant" des connaissances officielles et certainement non contente d'être qualifiées stupidement de sciences molles, ont adopté, emprunté des méthodologies scientifiques (la cybernétique étant aussi passée par là).

Naturellement les sciences de gestion ont contaminé l‘ensemble des disciplines s'y rattachant avec des méthodes aux fondements scientifiques (mathématiques de la décision, statistiques, recherche opérationnelles, modèles d'optimisation…). Le marketing, "inter ou trans-discipline" par excellence, n'avait donc aucune raison d'être épargné par "cet emprunt scientifique" tant et si bien que le client a été intégré progressivement comme objet de connaissance.

Ainsi donc aujourd'hui ce même client enregistré en base ou en entrepôt de données est traité par les "CRMistes" comme une ontologie c'est à dire, un objet de la nature, une donnée "a priori", extérieure à son observateur. Cette perspective reviendrait donc à dire que le client existerait indépendamment de la représentation que nous en avons et surtout indépendamment de l'observateur (marketer, analyste de données)

De la segmentation à la défragmentation
Le regard sociologique (post ou hypermoderne) s'attache moins à l'individu (in-divisible) comme singularité, qu'à la personne (2) multi-appartenante à des communautés, des "galaxies" virtuelles ou réelles, des "micro-sociétés" liquides, instables, mouvantes. La nouvelle logique de groupement serait donc inversée, moins réductrice que la segmentation puisqu'il s'agirait de recomposer, de "relier" au lieu de "délier". Bref une vision plus de l'ordre du "champs" (au sens de la physique), du "maillage clients" éphémère, flou et souple, voir même de l'Attracteur étrange (cf. théorie du chaos). Cette vision ne ferait plus du client un simple objet clos du "connaître", mais un vrai projet de connaissance ouverte.

Parcours

Denis Failly est un consultant indépendant spécialisé dans le marketing, les études et la veille. De 1998 à 2002, Denis Failly était responsable études et bases de données chez Caramail/Lycos. Auparavant il a été consultant chez Tableau de Bord, chargé d'études planning stratégique chez PBE Consulting et chef de publicité chez Oror. Denis Failly a 37 ans.


(1) : du grec analusis = décomposition, la lyse en biochimie = coupure, séparation
(2) : du latin personna = masque
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