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INTERVIEW
 
mars 2005

Didier Long (Euclyd)
Il faut valoriser l'innovation, et non la répétition et le formatage

Ancien moine bénédictin, et aujourd'hui consultant, Didier Long déplore la perte d'idéal et d'utopie dont sont victimes le capitalisme et les entreprises.
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Défense à Dieu d'entrer
Euclyd

Il s'appelait frère Marc. Il pesait alors cinquante kilos. Pendant dix ans moine bénédictin à la Pierre-qui-Vire dans le Morvan, il a prié, étudié et travaillé. Tombé amoureux, Didier Long a quitté en 1995 le monastère, et retrouvé son prénom. Grâce à son expérience dans l'édition, il a trouvé un poste d'éditeur au groupe La Vie, en pleine période de la "nouvelle économie". Après avoir notamment participé à la création de Fnac.com, il a rejoint le plus grand cabinet de conseil en stratégie. Un cabinet qu'il appelle aujourd'hui, avec une distance souhaitée, la Firme. Il a ensuite créé son propre cabinet baptisé Euclyd. Son récit, Défense à Dieu d'entrer, vient de sortir aux éditions Denoël. Rencontre avec un homme bouillonnant et généreux, qui ne pèse plus cinquante kilos.

Après votre sortie du monastère, vous avez été plongé dans le monde de l'entreprise, sans préparation. Cette reconversion a-t-elle été difficile ?
Didier Long. Comme je le raconte dans "Défense à Dieu d'entrer", je suis passé assez brusquement d'un monde médiéval, celui du monastère bénédictin où j'ai passé dix ans, à celui de la nouvelle économie et des technologies de l'information. Je dirigeais la maison d'édition du monastère : Zodiaque. Depuis quarante ans celle-ci éditait des livres sur l'art roman publiés dans toute l'Europe. Chacun en Europe a une petite église romane à côté de chez lui en Bourgogne, en Irlande, en Bavière, en Catalogne ou en Lombardie. Celles-ci témoignent du développement artistique, architectural et spirituel et de la vitalité économique des grands empires monastiques médiévaux. Cluny et Cîteaux étaient à la pointe des technologies, avaient réinventé la forge, l'hydrologie, perdus depuis Rome, défriché l'Europe du Nord…et fait basculer la puissance économique du sud de la méditerranée -musulman- au nord -chrétien. Zodiaque racontait tout cela en images, c'était devenu la référence. De notre côté, du fond de notre forêt du Morvan, cloîtrés, nous maîtrisions toute la chaîne de l'édition, du texte d'auteur à la vente directe et en librairies en passant par la photographie, et l'imprimerie. Mais dans les années 80 la révolution numérique qui a bouleversé tous les métiers nous a touchés de plein fouet. Nous sommes donc passés des plaques de plomb de 300 kg, le monde de Gutenberg, à des films de 300 grammes sortis de scanners, une chaîne d'édition intégralement numérique… Jusqu'à réaliser le premier CD-Rom sur L'art roman. Donc à ma sortie du monastère, mon profil a intéressé le groupe Télérama-La Vie qui éditait des CD-roms culturels. Un changement de monde radical, tout en conservant une certaine continuité….

Malgré cette continuité, certains aspects ont dû vous étonner ?
Trois choses sont extrêmement frappantes quand on passe du monde du monastère à celui de l'entreprise. La faiblesse de l'engagement, la difficulté de transmission des savoirs entre générations, la montée de la peur. L'engagement d'un moine est total. Cela contraste puissamment la démobilisation et l'absence de foi dans le projet de l'entreprise, l'individualisme et le chacun pour soi qui marquent l'entreprise en ce début de 21ème siècle. Ceux qui montent sont souvent les gens incolores et inodores. Or sans générosité dans l'engagement, sans prise de risque, sans volonté d'entreprendre on tue l'innovation, la capacité à ouvrir un avenir. Ensuite, un monastère est une école d'apprentissage permanent. Le monde du travail, lui, favorise peu la transmission du savoir, l'auto-apprentissage interne. La pyramide des âges n'est pas un vecteur d'excellence, surtout dans les technologies de l'information où les salariés sont jeunes. L'entreprise s'attache à la compétence immédiate qu'elle va souvent puiser à l'extérieur d'elle-même. L'expérience, le leadership - difficilement quantifiables - sont peu valorisés dans les faits. La mobilisation autour d'un projet commun, la capacité à développer les personnes, la structuration des savoirs et leur capitalisation sont pourtant vitaux à moyen terme. Enfin, il faut parler de la peur. Je suis frappé par le fait que les gens ont peur. Peur de perdre leur place, peur d'échouer, peur de prendre des risques : l'entreprise n'est plus un espace de confiance. L'inverse de la peur c'est la paix, pas forcément bénédictine. Les petits jeux de pouvoirs à court terme, remplacent l'échange et le challenge des idées. Or les systèmes fondés sur la peur n'ont pas d'avenir car ils ne créent pas la possibilité de prendre un risque ensemble et de réussir. Cette analyse va sembler idéaliste et peut-être un peu dure, mais si nous n'analysons pas les causes avec lucidité et sans nous raconter d'histoires nous ne sortirons pas du marasme ambiant.

Le monastère n'est-il pas aussi un monde très organisé ?
Il s'agit en effet d'un monde très structuré autour de la parole. Le monastère s'appuie sur un droit, la Règle, et il est structuré sur le modèle de l'armée romaine. Le moine est un "fantassin au service du Seigneur" comme dit la Règle du IVème siècle. L'organisation industrielle n'est pas très loin de cela. Mais la différence avec le monastère, c'est qu'elle a perdu son horizon, la transcendance qui la met en chemin. On se trouve donc parfois davantage face à une fédération de mercenaires individualistes et désenchantés que face à une armée de métier, organisée pour vaincre dans la guerre économique. Cela se comprend. Pourquoi s'engager comme soldat dans une armée qui ne sait pas où elle va ? C'est le corollaire d'une vision fonctionnaliste de l'entreprise où les individus sont passifs dans un modèle qui serait dicté de l'extérieur et qui les dépasserait. L'être humain devient un moyen, un skill et non pas une fin. Une approche de l'entreprise qui intègrerait la rencontre dynamique de trois communautés humaines, à savoir les clients, les salariés et les actionnaires, solidaires autour d'un projet et acteurs de leur destin commun serait pourtant à même de susciter et fédérer des énergies, de donner un horizon. Ce n'est pas utopique, c'est pragmatique.


Faire passer ses valeurs"

Quel risque cela implique-t-il ?
Le résultat n'est pas donné d'avance, c'est le fruit d'un patient travail d'organisation au service de valeurs communes. Après la mécanisation du monde, nous assistons à sa numérisation. La mise en réseau des savoirs, des entreprises avec leurs clients et leurs fournisseurs, la globalisation des flux, n'ont pas de modèle et il serait illusoire de se retrancher dans des recettes ou la nostalgie du passé. Nous sommes donc condamnés à inventer un sens ou à tourner à vide. Mais comme l'a montré Max Weber (1), le capitalisme que nous connaissons est le fruit d'une éthique, issue de la révélation juive puis chrétienne et, précise-t-il, protestante calviniste. Cette éthique n'a rien à voir avec le matérialisme ambiant. Weber montre même que ce matérialisme est précisément la marque des pays qui sont restés en retard du développement capitaliste. Son idée est que ce qu'il appelle l'éthique sociale du capitalisme est fondée sur une sécularisation du rapport à Dieu et à autrui dans une forme de devoir qui s'accomplit dans le travail. Il y a donc une fracture dans l'enfermement circulaire de l'homme sur la subsistance. La production de capital n'est pas une fin en soi, elle s'inscrit dans un rapport sacré. Le capitalisme, nos organisations peuvent-elles subsister sans une certaine forme de sacré, d'horizon gratuit ? Ce qui est nouveau c'est que le sacré n'est pas donné dogmatiquement, sa recherche est le fruit d'un travail d'échange et d'une mise en commun d'expériences. Nous savons aussi que les civilisations qui ont perdu leur utopie sont mortes en chemin.

Notre société est-elle capable d'innover ?
Rome, les empires monastiques, les cités italiennes ne sont pas morts de leur manque de richesse mais par surcroît de richesse. Celle-ci ayant induit un manque de croyance, de foi en un idéal commun puis le déclin. Nous ne pouvons qu'évoquer ici le déséquilibre qui s'est opéré entre les trois communautés dont je parlais tout à l'heure. L'espace économique a envahi tous les autres : le politique, le scientifique, l'artistique... Nous ne pouvons renoncer à y créer des formes d'humanité et de communautés à visage humain, à moins de nous contenter d'un logique de prédateurs et de la loi de la jungle. Mais qui peut s'en satisfaire ? Et puis est-elle durable ?

Les moines bénédictins réussissent de grands projets, comme une centrale électrique ou une maison d'édition, sans chercher le profit. Quel est leur secret ?
Le secret de la réussite monastique consiste à faire passer les valeurs de la communauté au-dessus des intérêts particuliers. On peut transposer cette logique : la Firme, dont je parle dans le livre, a pour principe fondateur de faire passer le client avant ses intérêts propres ou ceux de ses consultants. Une certaine mystique du travail se révèle efficace. Les Bénédictins vivent au sein d'une communauté close. Ils forment les gens, les transforment car ils croient en l'homme. Leur secret revient justement à ne pas chercher le profit.


Je cherche à donner du sens"

Dans votre livre, une fois passée la sortie du monastère, la narration s'accélère. Votre rapport au temps semble changer...
Lorsque l'on a vécu dix ans dans un monastère, on reste toujours un peu marginal. Au fond de moi, je garde une espèce de recul. Je passe effectivement beaucoup de temps à travailler, à écrire, pour comprendre.

Peut-on se consacrer à Dieu, tout en ayant des responsabilités dans l'entreprise ?
L'expérience de Dieu c'est d'abord pour moi celle d'être aimé. Lorsque j'ai fait l'expérience de Dieu, je me suis senti aimé. Ça a donné un sens à ma vie et aussi une certaine forme de responsabilité. En devenant moine, j'ai donc décidé de lui donner ma vie. En sortant du monastère, je suis en apparence passé d'un extrême à l'autre, de la gratuité au matériel, mais je n'ai pas renoncé à ce projet. En fait, je crois que si l'entreprise ne trouve pas de fondement ultime non matériel, elle disparaît. Dans mon travail, je cherche à donner du sens. J'essaie de ne pas me situer dans une perspective fonctionnaliste, de considérer les personnes avec qui je travaille, mes clients comme une fin et pas comme un moyen. Je crois que le but qu'on se donne change la manière dont on fait les choses.

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On parle de plus en plus de responsabilité sociale, de développement durable, d'éthique… Pensez-vous qu'il s'agisse d'une évolution réelle du monde de l'entreprise ?
L'idée de développement durable me semble bonne. Mais il ne faudrait pas que le développement durable devienne seulement le symptôme de l'appropriation de tout le champ social par l'argent. Des domaines comme l'éducation, la recherche, la santé, la presse, la défense ne peuvent dépendre de tel ou tel groupe d'intérêt. Cependant, je crois beaucoup en l'humanisme capitaliste. Il me semble impensable de diriger une société uniquement pour apporter de la valeur ajoutée aux actionnaires. L'entrepreneur doit prendre conscience de sa responsabilité. Tout le monde, à son niveau, est responsable. Nous avons la capacité de dire non. C'est une illusion de riche de croire que l'on ne peut rien faire.


La clé de voûte du capitalisme"

Quelles valeurs faut-il développer dans l'entreprise ?
Il faut valoriser les puissances d'innovation, et non la répétition et le formatage. Il faut créer un esprit de service, d'équipe et d'entraide, récompenser le risque, valoriser le charisme, former, transmettre, être franc... Qui n'est pas d'accord ? Mais concrètement peu d'entreprises arrivent à le faire. Dans un monastère, tout cela apparaît évident. Dans l'entreprise, c'est un vrai travail.

Dans votre ouvrage vous comparez le monastère et la Firme. Pourriez-vous expliquer ce parallèle ?
Les cabinets de conseil se sont créés après la crise de 29, pour certifier les comptes, apporter des règles communes, une éthique des affaires. Bref pour donner une parole fiable et indépendante. Le conseil se base sur la confiance, le mot vient de fides, la foi. Cette confiance, basée sur des faits, me semble la base du métier du conseil. Dans mon livre, je compare le monastère qui étaient la clé de voûte de la chrétienté, sa parole, avec la Firme qui est une sorte de clé de voûte du capitalisme, chargée de dispenser une parole garante de la fidélité à ses valeurs.

Dans votre récit, la Firme apparaît comme une société fermée, mystérieuse. Vous ne citez pas son nom, ni les noms de vos collaborateurs, contrairement à vos frères moines. Pourquoi les cabinets de conseil entretiennent-ils ce mystère ?
Je respecte en effet une certaine confidentialité. D'ailleurs, je ne donne jamais le nom d'un client. Les consultants ne sont que des conseillers, ils n'ont pas vocation à faire leur propre publicité.


Le conseil doit apporter de nouvelles idées"

En quoi le métier de consultant a-t-il changé ?
Aujourd'hui tous les vendeurs de solution, les SSII, se proclament consultants. Mais on n'est pas consultant quand on vend des solutions ou des équipes d'ingénieurs. Le conseil est un métier indépendant au service du business des clients. Il apporte la réflexion, la raison. On ne peut pas en tirer prétexte pour vendre un service ou des biens. Les clients eux-mêmes s'en aperçoivent après la dérive des dernières années, qui a associé le métier du conseil à l'idée de conflit d'intérêt. Il y a donc aujourd'hui un retour aux fondements du métier. Le conseil est redevenu un métier plus modeste. Au même titre qu'avocat ou médecin, le métier de conseil en organisation et stratégie n'est pas un business à effet de levier mécanique. D'autre part, un certain nombre de compétences du conseil sont aujourd'hui largement intégrées dans l'entreprise, qui a embauché des consultants. Ce qui oblige à apporter une valeur ajoutée plus grande, donc à se spécialiser.

Comment ce métier devrait-il évoluer ?
Le temps des armées de juniors à demeure chez le client est révolu. A un niveau de direction générale on demande des consultants plus seniors, ayant une expérience solide, un regard indépendant, capables aussi de dire des choses pas forcément agréables. Le conseil est témoin de la fidélité d'une organisation à son éthique. Le conseil doit aussi apporter de nouvelles idées, une rupture avec les habitudes, les routines et les pouvoirs établis. En lisant Schumpeter (2) jusqu'au bout, on apprend qu'il prévoit la mort du capitalisme à cause de la bureaucratisation, de la désaffection des intellectuels et de la dévaluation de la figure de l'entrepreneur dans la routinisation.

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Le capitalisme est-il condamné ? Par quoi sera-t-il remplacé ?
Je crois, après Weber, que le capitalisme est seulement une sécularisation de la révélation juive puis chrétienne. On peut poser comme hypothèse que le capitalisme a exploré un des foyers de cette révélation à travers une théologie de la création, c'est-à-dire une poursuite de la création de Dieu. De l'autre côté le marxisme a exploré le chemin d'une théologie de l'histoire. Ces deux foyers qu'on retrouve au moment des lumières chez Kant et Hegel, ont produit la révolution industrielle et le marxisme. Le marxisme est mort, il n'est pas dit que le capitalisme soit en si bonne santé que cela. Le grand come-back actuel de religieux délirants est sans doute un signe de cette crise profonde, crise anthropologique, crise du politique, crise qui traverse l'entreprise. Mais je reste confiant. A travers toutes les crises, la vie bénédictine s'est réformée au cours des siècles, est née à nouveau de ses cendres en réinventant de manière nouvelle l'esprit de ses origines. Il y a eu Cluny, Cîteaux... Pourquoi le capitalisme ne se réformerait pas de la même manière ?

(1) Ndlr : Max Weber est un économiste et sociologue allemand (1864-1920) qui a notamment soutenu l'idéee que le capitalisme est né au XVIe siècle souys l'influence du protestantisme.
(2) Ndlr : Joseph Alois Schumpeter est un économiste autrichien (1883-1950) qui a notamment théorisé les cycles économiques, basés seloin lui sur les innovations.

Parcours

Né en 1965, Didier Long a débuté sa carrière à l'Ecole privée technique de Michelin (Clermont-Ferrand). Ancien moine bénédictin, il a passé dix ans au monastère de la Pierre-qui-Vire en Bourgogne. Il est aujourd'hui président d'une société de conseil en stratégie d'entreprises. Il expose régulièrement ses oeuvres de plasticien. Il est marié et père de trois enfants. Son livre "Défense à Dieu d'entrer", vient de sortir aux éditions Denoël (>>> Consulter les librairies).

   
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